LA TRAVIATA A DIJON
Mise en scène : Olivier Desbordes
Direction musicale : Claude Schnitzler

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D'après http://www.arapian.com/france/coulisses/traviatadijon.html
Avec l'aimable autorisation d'Armand Arapian

 

UNE CHRONIQUE
Armand Arapian

    Février 2006

    Voilà trois mois que je travaille comme un fou sur la partie du Papa (c'est comme ça que tout le monde m'appelle ici...). Pourquoi ? Cela fait bientôt dix ans que je n'ai plus chanté cette partie. Ai-je vieilli? Mon corps, mon instrument, a-t-il changé? Aurais-je encore des séquelles de l'empoisonnement au toluène subi à Besançon il y a un an? Ai-je perdu à jamais les notes aigues essentielles à ce rôle? Beaucoup de questions qui m'ont fait gravement douter de moi et m'ont presque décidé à annuler. Annuler voulait aussi dire reculer devant la difficulté, abandonner, me cacher dans mon trou, faire autre chose de ma vie, autant de pensées qui m'ont finalement incité, par orgueil, à m'accrocher et à remettre tout à plat, technique et interprétation, pour essayer d'être, une fois de plus, le fameux Germont.

    Travailler, comme je connaissais déjà la partie, se résumait donc presque uniquement à de la technique vocale. Mais quel enfer! Trouver un professeur qui connaît les problèmes des cinquantenaires s'est avéré une tâche utopique. J'ai beaucoup de mal à faire confiance... Heureusement que j’ai un ange gardien, avec une patience infinie et une oreille sévère. C'est donc dans cette situation psychologique, celle du chanteur pas vraiment sûr de lui, mais soutenu par son ange gardien, que je suis arrivé à la première répétition.

 

    Je ne connaissais personne. Le ténor n'étant pas là, nous avons commencé par le deuxième acte, le duo entre Papa et Violetta : le père d'Alfredo vient demander à Violetta de ne plus voir son fils parce que cela ne se fait pas, dans une famille bourgeoise, de vivre avec une putain, même si ce mot n'est jamais employé.

    Fiorella Burato, a priori, n'est pas du tout la diva que j'avais cru voir sur les photos de son site. Elle est au contraire très simple et extrêmement souriante. Elle sortait d'un "raffreddore" qui la préoccupait encore. Elle marquait. Moi, je me suis jeté à l'eau : à pleine voix, comme en représentation, un peu comme au foot où c'est dans le premier quart d'heure qu'il faut marquer les premiers buts.
    
    J'en ai marqué. Regards en coin du soprano, sourire du metteur en scène, que c'était bon ! Mon travail acharné avait donc porté ses fruits : j'y arrivais ! Et l'enthousiasme général aidant, ça fonctionnait encore mieux qu’en studio.

    Ah oui, la salle. Je n'ai pas de qualificatif assez élogieux pour qualifier l'Auditorium de Dijon : c'est grand, ça sonne bien, un outil magnifique. On a l'impression que la salle aspire nos voix. Etonnant qu'on puisse construire de tels objets, où rien n'a été économisé pour atteindre l'excellence, et qu'il n'y ait pas de politique culturelle valable pour s'en servir. Incompétence de nos dirigeants...

 

    La mise en scène me plait: on joue la situation et pas le mot, et c'est rare. J'avais entendu dire beaucoup de mal d'Olivier Desbordes, mais moi, je suis conquis d’emblée. Je suis d’accord avec lui, je partage les mêmes idées, les mêmes émotions, j’ai souvent le sentiment que j’aurais pu dire la même chose. Je me sens soutenu, bien dirigé, le travail est passionnant.

    Fiorella est magnifique. Elle ne chante pas encore, certes, mais elle joue superbement. J'ai l'impression parfois de voir Maria Callas. Et là, elle devient une très grande dame, belle, à couper le souffle. Même en marquant, elle m'a arraché des larmes plusieurs fois. Son personnage est tellement fragile et solide en même temps, humain, humain...

 

    Première répétition avec le chef d'orchestre

    Je le connais depuis longtemps, c'est Claude Schnitzler. Il y a 22 ans, j'avais chanté le Noces de Figaro avec lui à Strasbourg et plus récemment un oratorio de Gounod, Tobie, à Marseille. Dès la première battue, j'ai compris que nous partions dans un très beau voyage. Intelligence du tempo due à une écoute attentive et amoureuse des chanteurs, c'est un vrai régal. La répétition commence avec l'air de Traviata. Fiorella marque encore, évidemment angoissée par cette première rencontre. Le ténor, que je n'avais pas encore vu, marque lui-aussi. J'en parlerai plus tard.

    C'est le deuxième acte, l’entrée en scène de Papa. Comme d'habitude, je me jette à l'eau, ai-je le choix ? Et je donne tout. Le premier fa est un peu hésitant, je sais que le chef guette l'erreur. Là, Fiorella (avait-elle senti mon angoisse?) se met à chanter à pleine voix. Je suis subjugué par la beauté de cette voix. Le médium me rappelle Callas, c'est sombre et lumineux en même temps, et on sent le drame derrière chaque mot. J'en oublie le chef, et je ne suis plus que Germont, "Papa". "Pura siccome un angelo", première belle phrase du duo, mais aussi ma préférée, je raconte avec les mots de Piave comme mon Olga et ma Loukia sont belles et combien je les aime. Personne ne peut deviner mon sous-texte, mais les yeux de Fiorella se mettent à briller et, magie, le chef sourit. C'est dans la poche. Fiorella et moi chantons notre duo jusqu'au bout sans un seul arrêt du chef. Commentaire : "Mais on dirait que vous l'avez toujours chanté ensemble!" et cela aura été la seule remarque de Claude Schnitzler...

 

    Bülent Bezdüz, c'est le ténor, et comme son nom l'indique bien, il est turc. Il est beau comme un dieu. Oui, j'appréhendais sa venue, surtout après avoir vu son site où le seul lien qu'il propose est celui du site officiel d'Atatürk... Mon regard, en lui serrant la main, devait en dire plus long que mon sourire hésitant parce qu'il n'a pas lâché de suite la main que je lui avais tendue au moment des présentations. Il sait que je sais. J'ai eu du mal à soutenir son regard très noir et insistant, partagé que j'étais entre mon engagement pour la cause arménienne et le sentiment souterrain que cet homme pourrait être mon frère tellement il me ressemble. Germont, l’arménien, est le père d'Alfredo, le turc, ironie de la distribution... Après le duo avec Violetta, il se lève de sa chaise et vient me prendre dans ses bras. Il me serre très fort, si fort que j'ai l'impression qu'il est vraiment ému, et pas uniquement pour des raisons artistiques. C'est à son tour de chanter, et c'est à mon tour d'être bouleversé, parce que c'est une des plus jolie voix de ténor qu'il m'ait été donné d'entendre. Sa voix me fait penser à celle de Carlo Bergonzi, tellement le phasé est remarquable, le timbre velouté. Et puis nous avons parlé, je lui ai dit d'où venait mon père, Akchéhir qui n'est pas très éloigné des origines de sa famille. Bien sûr, il est totalement endoctriné par la propagande révisionniste des dirigeants turcs. Je ne peux pas lui en vouloir, mais un homme avec une telle beauté dans la voix ne peut pas être mauvais. Il n'y a pas un jour où nous ne parlons pas de l'histoire des Turcs et des Arméniens. Et cela se passe très bien, étonnamment bien, je n'en reviens pas.

    Répétition scénique de l'air de Germont

    "Qui t'a effacé du coeur le soleil et la mer de la Provence?" Papa essaye de convaincre Alfredo de revenir à la maison. La musique n'est pas du meilleur Verdi, il y a deux strophes répétitives, et il ne se passe absolument rien. L'horreur à mettre en scène. Oliviers Desbordes a l'air perdu, d'autant plus que je le suis moi aussi. Le seul sous-texte qui me vient à l’esprit, c’est : "Vous avez vu comme je chante bien", mais c'est évidemment un peu maigre pour un air entier. Olivier me laisse libre, au début, de proposer quelque chose, mais devant le vide de mon expression, il m'arrête. Réflexion. Long silence. Soudain, il court sur scène, pris d'une émotion visible. Il m’entraîne à part, m'expliquant qu'il ne veut pas que Bülent entende. "Raconte lui, à Bülent, ton paradis perdu, le paradis perdu des Arméniens". Oh, les larmes ont giclé de mes yeux et un gros sanglot m'a secoué tout entier. Lui, surpris de ma réaction violente, se met à pleurer avec moi. "Excuse-moi de me servir de toi, de ce vécu-là, mais c'est le moment non?". Me permettre de dire à un Turc comme elle était belle, mon Arménie, je ne sais pas combien de fois je l'en ai remercié. Je ne sais pas si j'arriverai à refaire sur commande ce qui s'est passé après : je chantais avec les larmes coulant sur mes joues. Olivier en était bouleversé, Bülent aussi, mais vais-je lui donner la raison de mon émotion?

 

    Les chœurs sont magnifiques, une trentaine de chanteurs, mais tous bons, et extrêmement sonores. Les décors aussi sont bien faits. Il y a une arrière-scène qui est sensée représenter cette jet-set où "travaille" Violetta et une avant-scène, qui offre un espace à sa vie intérieure. Bien sûr, nous sommes à l'opéra et beaucoup se passe à l'avant-scène. Les deux mondes sont séparés par de très hauts panneaux gris-bleus montant très haut dans les cintres (c'est vertigineusement grand!), le revêtement irrégulier et granuleux accroche la lumière, et à l’arrière-plan, les lumières de la fête, la pluie de la campagne mélancolique, les couleurs agressives du carnaval, la tristesse des derniers moments de Violetta.

    Au fil des jours, tout se met en place, tant scéniquement que musicalement. C'est un bonheur parfois difficilement soutenable de chanter avec des voix d'une telle qualité. Le duo du deuxième acte avec Fiorella est un moment d'une rare intensité. Bien sûr la musique est belle, mais la communion musicale qu'il y a entre nous deux est exceptionnelle. Je la regarde, elle me regarde, les yeux dans les yeux, je l'écoute et elle m'écoute. Les phrases finissent ensemble, à la consonne près. Fiorella est comme une voiture de course italienne, elle réagit au quart de tour, elle est sensible à la moindre de mes impulsions : notre duo est un abandon total de l'un à l'autre. Rare.

    Devant l'affluence à la caisse et le succès des représentations, décision a été prise de donner une reprise en décembre prochain.

 

Photos : Muriel Denzler
Extrait vidéo 1
Extrait vidéo 2

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