"Propos laissés en mémoire à notre famille"
par Tchakgarian Hagop

Extrait de "L'Arménie à l'épreuve des siècles" par Annie et Jean-Pierre Mahé. Ed. Gallimard 2005

Chapitre: " Témoignages et documents"

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Je suis né à Gurun en Turquie de Elisabeth Indjéian et de Bagdassar Tchakgarian. Mon père, Bagdassar avait deux frères, Hamazasb et Arménag. Il était transporteur avec mon grand-père. Le transport s'effectuait à dos d'âne et à dos de mulet. Ils allaient de Trébizonde à Samsun. En 1913, des pillards les ont arrêtés. Mon grand-père a tué l'un des bandits, les autres se sont enfuis. En rentrant au Pays, les bandits survivants ont juré de se venger de mon grand-père qui a dû fuir en Amérique. Mes deux oncles étaient des tisserands de carpettes, de cretonne, flanelle, etc. Nous avions des vergers, trois maisons, chaque frère la sienne.

En 1914, à la déclaration de la guerre, les Turcs ont mobilisé les hommes. Mon père et Arménag ont été fusillés. Le cadet, Hamazasb a été expédié pour faire les routes., Ma mère, ma soeur et moi, comme tous les habitants arméniens, avons été déportés. Nous sommes partis de chez nous, à pied, entourés par des gendarmes à cheval, vers la Syrie. Après quatre jours de marche, nous sommes arrivés dans une forêt. Là, les paysans turcs et kurdes sont venus piller, massacrer avec des haches, des couteaux, des sabres. Ma mère nous a donné un coup de poing sur le nez, nous a badigeonné la figure avec notre sang et nous a dit de ne plus bouger. Je me rappelle qu'ils marchaient sur nous et j'entendais des gémissements de partout.

Au coucher du soleil, comme on n'entendait plus de bruit, ma mère nous a lavés et nous avons continué à marcher dans la forêt. Au bout d'un certain temps, nous sommes arrivés au bord de l'Euphrate. Là, ma mère nous a lavé la figure. [...]

Les gendarmes sont venus rassembler les survivants, et nous avons continué notre marche. Au bout de je ne sais combien de jours de marche, nous sommes arrivés en Syrie. La ville de Hama. Beaucoup mouraient de soif. [...]

A Hama, il y avait un puits et les gens se battaient pour une goutte d'eau. Là, je ne sais comment cela est arrivé, ma mère a reçu un coup de sabot de mule, qui lui a fendu l'arcade. Elle s'est évanouie. La caravane est partie. Ma soeur et moi sommes restés auprès de notre mère. On pleurait. Des Arabes sont venus, ils ont soigné ma mère et sont partis pour que les gendarmes ne les voient pas.

Les gendarmes nous ont ramassés et en route pour le désert de Syrie avec une autre caravane. Nous avons marché je ne sais combien de temps et nous sommes arrivés à Port-Saïd en Egypte. Là, il y avait des Anglais et des Allemands.

Des Arabes nous ont recueillis pour nous adopter. Nous nous sommes trouvés en Palestine mais toujours dans le désert. Là, les Turcs nous ont repris, car les Arabes ayant peur d'eux nous avaient abandonnés. Nous avons marché dans le désert et ma mère a été paralysée. On ne pouvait plus marcher.

Plus tard, d'autres Arabes palestiniens ont eu pitié de nous et nous ont emmenés chez eux. En fait, ils étaient malhonnêtes. Ils nous ont mis dans une espèce de hangar où il y avait de la paille. Ma soeur allait chercher de l'eau avec eux, à trois heures de marche, avec les ânes, et moi je mendiais. Ma mère cousait leurs longues blouses. [...]

Les Arabes nous ont demandé de partir, ils avaient peur de l'inquisition des Turcs. Nous sommes partis pour Damas. Les Turcs ont raflé les enfants et nous ont mis dans un orphelinat turc, à 60 ou 100 km de Damas, je ne sais plus, et on nous a dit que nous étions des enfants turcs puisqu'un général turc nommé Djamal avait donné l'ordre de ne plus massacrer les enfants.

Ma mère était restée à Damas. Elle était servante chez un boulanger arménien et a pu économiser un peu d'argent pour nous sauver de l'orphelinat. Elle est venue, accompagnée d'un Arabe à qui elle a donné quatre pièces d'or pour qu'il nous sauve. Le directeur de l'orphelinat était de Gurun. Il nous a chuchoté de rester ensemble, que notre mère était là, et qu'il allait essayer de nous sauver. En effet, le soir, il nous a lancés d'un mur de 3 mètres et en bas, l'Arabe nous a reçus dans ses bras. Il nous a mis sur un chemin qui allait à Damas, et au bout de je ne sais combien de temps, nous sommes arrivés à Damas. Nous y sommes restés jusqu'au jour où les Allemands commençaient à s'affaiblir.. Nous avons revu ma mère, le boulanger n'a pas voulu de nous et nous sommes partis de Damas pour Beyrouth.

Ma mère étant décédée, nous nous retrouvâmes, ma soeur et moi, orphelins. Nazelle, ma tante maternelle dont le mari avait été fusillé par les Turcs, et les deux enfants massacrés, puis mon oncle paternel, vinrent nous rejoindre. Ils décidèrent de s'unir en mariage afin de nous élever. Ils eurent deux autres fils, Vérazin et Arménag.

Nous vivions désormais ensemble. En 1926, au mois d'avril, nous sommes arrivés en France, à Uzès (Gard), où mon oncle ouvrit une épicerie. Ma soeur et ma cousine Araxie travaillaient au tissage de tapis, moi je labourais les vignes, à 15 km d'Uzès.

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Témoignage recueilli par Agnès Tchakgarian.
Reproduit avec l'aimable autorisation des Ed. Gallimard

P.S. de Louise Kiffer - Monsieur Tchakgarian, 85 ans, m'a téléphoné et m'a signalé qu'avec sa famille (5 enfants - 13 petits-enfants) il avait créé une association et réalisé un site ( http://www.ffev.com/ ) dont le but est d'aider à faire face aux épreuves de la vie.

Certains de ses petits-enfants font partie de DA-CONNEXION (http://www.da-connexion.com/) Association d'aide aux enfants d'Arménie et du Karabagh.