Les Artistes sont déprimés partout

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Extrait du blog de NANCY AGAPIAN (U.S.A)
onearmenianworld.blogspot.com

Traduction Louise Kiffer, avec l'aimable autorisation de l'auteur


Au cours de ces premiers jours de transition de chez moi à l'étranger, d'Amérique en Arménie, de l'Occident à l'Orient, il y a eu un thème récurrent. Je m'attendais à une crainte abjecte et une aliénation paralysante; quoique je me fusse blindée plus d'une fois pour sortir acheter du pain et des légumes. J'ai remarqué quelque chose de beaucoup plus intéressant. Je me trouve toujours confrontée à l'éternel conflit entre le fait d'être une artiste et celui d'avoir les moyens (c'est-à-dire) l'argent d'exercer un art.

Cela a commencé avec Beldan qui écrit des bandes dessinées et des BD pour adultes (On peut voir son travail à: www.beldansezen.com) Je l'avais rencontrée au printemps dernier alors qu'elle visitait New York. Beldan est turque, mais elle a été élevée en Allemagne et vit maintenant à Amsterdam, où elle m'a rencontrée à l'aéroport de Schipol pendant mon attente pour l'Arménie.
Elle m'a emmenée dans une nouvelle salle de concert dont j'ai oublié le nom, mais elle m'a dit que nous étions dans "l'arrière-cour d'Amsterdam". Nous nous sommes assises dans un dock, nous avons bu un café, nous avons regardé passer les bateaux, et Beldan m'a raconté comment "il y avait tant d'eau à Amsterdam, qu'on pouvait circuler avec le flot" - qu'une année peut s'écouler et que presque rien ne va changer dans votre vie, l'eau va simplement continuer à tout laver autour de vous. Elle citait un écrivain, Thomas Mann, je crois. Beldan peut faire des sortes de choses comme des graphismes informatiques. Mais elle me racontait comment l'an dernier elle avait passé tant de temps à essayer de gagner de l'argent, qu'elle n'avait pas le temps ni la place nécessaire pour faire son propre travail : un livre sur une Turque bizarre vivant en Allemagne, et qui découvre qu'un étrange concours de circonstances entoure la mort mystérieuse de sa tante à Istanbul..

Beldan me dit aussi qu'il était difficile pour elle d'attirer l'attention en tant qu'artiste à Amsterdam. Elle avait été plus remarquée par des directeurs de galeries et des conservateurs en Allemagne. Elle pensait qu'à cause de son identité germano-turque, son travail était plus apprécié et remarquable là-bas.
Cela me rendit assez triste, puisque je n'avais pas pu faire publier mes mémoires, principalement, semble-t-il, car la presse présume le lectorat potentiel, autant que les autres Arméno-Américains. C'est plutôt frustrant alors qu'il y a une prolifération de livres par des Iraniens et à leur sujet en Amérique à ce jour. Il semble que ceux qui ont le pouvoir de présenter l'art soient en train de perpétuer un système où le public est principalement confronté à un travail fait par des gens qui leur ressemblent, ou par des gens dont la nationalité est en guerre contre eux. Je me demande ce qui arrive à notre imagination, à notre aptitude à accepter d'autres réalités et à notre désir d'envisager un monde meilleur, où l'art que nous voyons ne reflète que les polarités les plus manifestes.

Moins d'une demi-heure après avoir atterri en Arménie, je suis de nouveau entrée en discussion sur l'incapacité d'exercer son art. "Comment allez-vous ?" ai-je demandé à Karen que j'avais rencontré l'année dernière quand j'avais visité l'Arménie, et qui maintenant m'accueillait à l'aéroport.
"Je suis très malheureux", dit-il
"Pourquoi ?" demandai-je.
"Je ne peux pas le dire en une phrase, mais c'est parce que je ne suis pas heureux avec mon travail, avec ce que je fais".
Karen travaille principalement comme consultant en gestion.
"Est-ce que vous chantez" ? ai-je demandé. Je savais que c'était une part importante de son identité; quand il m'avait raccompagné à l'aéroport l'an dernier, il m'avait dit que si jamais je revenais en Arménie je devais lui rapporter un CD de Barbara Streisand "Higher Ground". Je l'avais également entendu chanter un chant païen dans une ancienne église arménienne qui me donnait la chair de poule, et fredonner dans mon oreille "Summertime" comme Billie Holliday, un soir, à moitié ivre.
"J'ai donné un concert il y a quelques semaines, mais je n'en étais pas satisfait. Je ne chante pas tous les jours", dit-il. "C'est une incapacité".

Je me suis rappelé que les deux derniers mois où j'avais été aux Etats Unis, un grand nombre de gens avaient montré de l'enthousiasme, de la passion et de la fierté pour ce que je faisais. C'était une bonne vérification pour la terreur imminente que j'avais ressentie en quittant ma maison. Mon voisin, également un artiste, apporta quelques biscuits, avec son fils Marco âgé de deux ans, pour me dire au revoir, alors que mes affaires étaient dans des cartons. "Je souhaite pouvoir voyager quelque part pendant un an" dit-il, alors que Marco courait dans les couloirs. Il semble que nombre d'entre nous aspirent à faire quelque chose d'autre, à faire un travail que nous devrions faire, mais que nous ne pouvons pas faire pour quelque raison, due aux circonstances ou au financement.

Lors de mon troisième jour à Erevan, je me trouvais dans un verger d'abricotiers près des ruines de la cathédrale de Zvarnots, une merveille architecturale du 7ème siècle, lorsque Artsvi, un écrivain /chercheur, me raconta une histoire à l'improviste: "J'ai lu dans le journal qu'un homme en Russie, qui avait travaillé très dur et économisé son argent à un tel point qu'il portait des habits jusqu'à être presque nu, et qu'il n'avait pas mangé de viande depuis le début de la deuxième guerre mondiale. Et maintenant il a 84 ans et se demande ce qu'il pourrait faire avec le million de dollars qu'il a mis de côté. Et sais-tu ce qu'il a fait ? Il l'a brûlé ! Je n'ai vraiment pas pu comprendre ça. Cela m'a rendu malade.
"Peut-être était-ce la pression d'avoir la responsabilité de cette quantité d'argent, qu'il n'avait jamais eue dans sa vie", dis-je.
"Ma femme et moi disons toujours que si nous avions beaucoup d'argent, nous resterions dans notre appartement, nous ne le dépenserions pas pour des choses matérielles", dit Artsvi. Il portait un grand pendentif en céramique que sa femme avait fait, un short rouge, des chaussettes marron clair et une chemise à rayures multicolores. "Mais je pense que cet homme était malade" dit Artsvi, pour avoir vécu de tant de privations". Nous étions debout près d'une tablette, en train de manger des pêches et du raisin, lors d'une excursion avec le Ministre de la Culture. Il y avait un certain groupe appelé Union Européenne qui se trimballait dans les parages, mais chacun d'eux était arménien. On ne savait pas vraiment qui étaient ces gens, mais il étaient tous bien habillés et paraissaient s'ennuyer fort en attendant le bus qui devait les ramener à Erevan.
"Que feriez-vous si vous aviez un million de dollars ?" dis-je à Artsvi.
"Ah! j'y pense tous les jours", dit-il. "D'abord, je financerais mon film, une période de la vie de la sœur de Rouben Mamoulian [le cinéaste] , ensuite je parrainerais mon groupe choral (le chœur de Chambre Hover d'Arménie, http://www.hoverchoir.org) Enfin, je créerais un Centre d'Art, car les artistes ne reçoivent pas assez de soutien.

Plus tard ce jour-là, je finis par me rendre au Vernissage, un marché en plein air du week-end, long comme trois pâtés de maisons, avec des gens qui vendent de tout, depuis de vieilles vis, vieux boulons et outils, jusque des nappes brodées, de l'art original et de la joaillerie. Je fus entraîné vers d'interminables tables de bijouterie d'argent, dont la plupart semblaient faites à la main, juste quelques articles exposés sur du velours, le joaillier assis derrière. Je me promis de tout regarder mais de ne pas acheter, puisque je vais rester ici un an.
Mais naturellement j'ai succombé - j'ai acheté une très jolie bague en argent: une fleur sculptée sous la forme d'un petit dôme. C'était un peu gros pour mon doigt, mais ça coûtait seulement 3000 drams, environ $ 7,50. J'ai continué à me balader et vu la même bague sur quatre ou cinq tables différentes. La pièce semble finalement faite à la main, mais elle n'est pas unique, et il doit y avoir un fournisseur quelque part qui remet les bagues aux vendeurs du Vernissage.
C'est une expérience de marché aux puces ordinaire qui fait poser la question:
Où est l'artiste dans tout cela ?

Comme j'essayais de ne pas me sentir trop bête, mon regard fut attiré par une exposition de bagues avec des pierres colorées et une installation insolite. J'en ai essayé une qui me plaisait vraiment, elle allait parfaitement à mon doigt. "Tourmaline, grenat, turquoise, alliage", dit l'homme derrière l'installation, montrant du doigt chaque pierre, verte, rouge foncé, bleu océan, et jaune chartreuse. Puis il retourna ma main et me montra une empreinte sur la bague , il ouvrit ensuite un livre avec son logo dedans. "C'est moi", dit-il, indiquant sa poitrine. Je lui fis un signe de tête, mais je ne lui demandai pas le prix. Je remis la bague dans son casier. J'avais déjà dépensé de l'argent pour une bague dont je n'avais pas besoin, et cela me culpabilisait. Et sa bague, me dis-je, était trop large pour mon doigt. "Chad keghétsig" dis-je, ce qui signifie en arménien: très joli, mais l'homme paraissait déçu. Je me demandai s'il avait vu la bague préfabriquée à mon doigt, déçue qu'un artiste indépendant fût une fois de plus entravé par la fabrication en série.

Je traversai la ville jusque la galerie d'art Akanat (http://www.akanat.am) pour une conférence organisée là par Utopiana (http://www.utopiana.am) une organisation qui coordonne des événements avec des artistes et des intellectuels. Brian Holmes parlait, un Américain vivant à Paris, un universitaire indépendant, critique culturel et interventionniste. Il parlait des mouvements sociaux auxquels il avait participé dans les années 90 en Europe, et il présentait des cartes qui traçaient l'usage d'Internet. Ces graphiques illustraient qu'au début, Internet était utilisé par très peu de personnes à travers le monde, mais maintenant il semble que les gens dans les principales villes d'Europe, d'Amérique du Nord et d'Asie l'utilisent pour la plupart. Il dit quelque chose d'autre qui me frappa, que le militantisme qui "met votre corps en jeu" peut être très efficace. Harout, un artiste performant de l'auditoire protesta qu'il était très difficile d'obtenir en Arménie des gens engagés dans le militantisme. Brian Holmes répondit à cela, que lorsque les gens ne sont pas habitués à vivre en démocratie, il se peut qu'ils aient besoin qu'on leur rappelle leurs capacités. Il est peut-être facile de croire qu'il n'est pas nécessaire de lutter pour des progrès, puisque la vie est déjà améliorée comparée à ce qu'elle était avant.

Mais cela n'explique pas l'apathie et la passivité des Américains. Pourquoi y a-t-il si peu de militantisme alors que nous voyons nos libertés civiles s'éroder et notre politique étrangère devenir de plus en plus agressive, alors que nous avons les moyens de nous organiser comme jamais auparavant grâce à l'Internet ?

Et pourtant les manifestations de masse en Arménie furent ce qui déclencha l'effondrement de l'Union Soviétique au début des années 90. Je ne pouvais pas m'empêcher non plus de me rappeler une marche des femmes à Erevan il y a quelques années pour contester les résultats frauduleux de l'élection présidentielle. J'avais reçu un e-mail à ce moment-là, un photo de centaines et de centaines de femmes, des Mayrigs, dans la rue !

Après la conférence, j'ai rencontré un jeune homme nommé Arman, qui me dit qu'il avait aimé mes poèmes. Il en avait lu deux que mon amie Chouchane avait traduits l'an dernier et publiés dans bnagir, un site littéraire populaire sur le web : (http://www.bnagir.am ). Il paraissait timide et enthousiaste, et je me sentis comme une rock star. Un certain nombre d'artistes arméniens avaient appris mon nom par ces deux poèmes, s'étaient souvenus de leur impact. Arman me demanda: "Est-ce que vos écrits sont populaires aux USA ?"
Je lui répondis: "Non" , désolée de le décevoir.
"Trouvez-vous cela décourageant ?" demanda-t-il.
"Non", dis-je , "parce qu'il y a des tas de gens qui me soutiennent, et je les imagine quand j'écris."
Mais il est vrai que je suis devenue parfois abattue. A quoi bon écrire si je ne peux pas publier mes mémoires, si les éditeurs ne paraissent pas s'intéresser à l'Arménie et aux Arméniens. Mais quelquefois, cela n'a pas d'importance, surtout quand un poème que vous avez écrit il y a plus de quinze ans est vital et nécessaire pour les gens, pour les Arméniens qui mènent des vies importantes, à mi-chemin à travers le monde.

Le lendemain, je suis retournée au Vernissage et j'ai acheté la bague, 4000 drams, soit 10 dollars. Le bijoutier se souvenait de moi, de la veille, et néanmoins , il retourna la bague et me montra l'empreinte et le logo sur sa carte. Il savait qu'il était important pour l'acheteuse de savoir qu'elle soutenait un vrai artiste vivant.
Je lui demandai son nom et sa carte: Armen Hraïr Hovhanissian.
Puis je lui demandai si je pouvais le photographier.

La bague est comme un tableau, les pierres serties sur une base noire rectangulaire, la tourmaline au sommet, encastrée sous la forme d'une fleur à 4 pétales, le grenat, de forme triangulaire, laissé au-dessous, la turquoise ronde à côté et la pierre Armen appelée alliage à la base. Entre les quatre couches, il avait placé cinq clous d'oreille en argent comme des accents. Tous les éléments sont là, et quand j'ai envie de les évoquer, tout ce que je dois faire est de jeter un coup d'œil sur ma main.

* * *

Extrait de son blog: onearmenianworld.blogspot.com

Merci à Artsvi Bakhchinyan de m'avoir envoyé ce texte et à Nancy Agapian
qui m'a autorisée à le traduire, bien que ce ne soit qu'une ébauche dans son blog.

L.K.