Jour de fête d'autrefois

Extrait d'une notice de www.traditionalcrossroads.com

Traduction Louise Kiffer

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Parmi les centaines de danses exécutées dans les villes et villages de l'Anatolie orientale et dans le Caucase, la danse de l'arbre du mariage d'Alashkert (aujourd'hui à l'est de la Turquie) composée successivement de très nombreux détails rituels symboliques, est unique et en même temps l'une des manifestations la plus emblématique de l'histoire de la danse traditionnelle arménienne. Le jour du mariage, tous les invités d'Alashkert, stimulés par le hurlement strident du "zourna" et le rythme à tout rompre du "dhol", se tenaient par la main et formaient un grand cercle, conduits par le forgeron du village (créateur d'objets en fusion et chef honoré de la communauté) et se mettaient à danser.

     

Au milieu du cercle, à côté des joueurs de zourna et de dhol, se tenait le marié, les hommes de sa famille, et l'ARBRE DE VIE , d'un mètre cinquante de haut, un perche garnie de plumes, signe de bonheur futur et de fertilité. (1)

Pendant que les danseurs faisaient 7 fois le tour (un grand battement de tambour marquait chaque tour complet), les hommes du marié lui mettaient son costume de mariage (toujours royal, surmonté de la couronne de roi) tandis que l'arbre était garni de fruits et entouré à sa base d'oiseaux qui venaient d'être sacrifiés. Le marié en costume devait se baisser et hurler à la tête de l'un d'entre eux.

Au cours de cette transformation et de ce sacrifice, deux groupes d'hommes dans le cercle s'engageaient dans un échange de questions et de réponses - au sujet du sacrifice au Commencement des Temps, au sujet du monde, au sujet de l'Arménie, au sujet du parrain du mariage, des parents, des invités, du marié, de la mariée - et tout cela se terminait par la louange du marié, et du roi finalement dans ses atours. Au dernier battement du tambour, les danseurs chantaient un refrain de louanges :

"Notre roi était une croix
La croix arménienne
Le soleil était rouge
La lune était verte"

Alors que cette danse extraordinaire disparaissait au début du 20ème siècle chez les Arméniens de l'est de l'Anatolie, dont la plupart moururent ou furent expulsés lors du génocide de 1915, une grande partie de ses éléments rituels survécurent en Arménie soviétique, et à un moindre degré, en Arménie post-soviétique: la garniture de l'arbre de mariage, les attributs royaux du marié et de la mariée, le sacrifice d'un oiseau ou d'un animal, et le passage du sacrifice païen à la transfiguration chrétienne.

La danse d'Alashkert est emblématique de la danse arménienne traditionnelle en général, car ces rituels, contenus à l'intérieur du cercle des danseurs, exposent le rôle performant de la danse en cercle elle-même, la forme la plus courante de la danse arménienne passée et présente.

Quand les invités joignent leurs mains pour danser, ils reconstituent le Cercle de la Vie, l'Ordre sortant du Chaos, et fondamentalement leur communauté comme le centre du monde. Leurs pieds avançant à l'unisson créaient une sorte d'incantation rythmique, et leur chant une exhortation, qui effectuait à la fois une transformation spirituelle des membres de la communauté, tout en renforçant la solidité et la longévité de la communauté dans son ensemble. La danse n'était pas simplement symbolique, mais était elle-même un rite magique, rappelant au moins un reste des rituels et des cérémonies païennes.

La danse rituelle arménienne, y compris la danse en cercle, date de milliers d'années. des peintures sur rocs, datant des 2ème et 3ème millénaire avant J.C. ont été découvertes dans des montagnes d'Arménie, montrant d'une manière vivante, des danses guerrières et une danse en cercle qui avait indubitablement un but rituel.

L'histoire ultérieure de la danse arménienne est incomplète, car il y a peu d'écrits ou de preuves matérielles concernant la danse, que ce soit dans des centres urbains ou agraires, ou des communautés pastorales.

Certes, en 404, l'alphabet arménien a été introduit, marquant le début de l'histoire écrite, exceptionnellement riche, de l'Arménie. Cependant, le Christianisme ayant été adopté un siècle auparavant, la plupart des écrits de cette époque et des siècles suivants furent produits par l'Eglise, qui s'opposait à la danse, considérée comme une pratique païenne dangereuse, en concurrence avec les rites liturgiques.

Aussi, à part la description occasionnelle de danses pour un mariage royal, les références historiques comprennent principalement des règles épiscopales expressément opposées à la danse, et ça et là quelques enluminures dans les marges des manuscrits religieux, la marge étant souvent une zone de subversion espiègle. On peut ainsi trouver, dans des miniatures médiévales et au début de l'époque moderne, des danseurs avec des masques d'animaux, caractéristique des danses populaires totémiques du 19ème siècle.

Dans une curieuse miniature du 18ème siècle, qui se trouve au Maténadaran d'Etchmiadzine, Salomé danse devant une table de spectateurs, et le lecteur du manuscrit a été assez pieux pour supprimer la figure d'Hérode à la table, comme le remarque Svetlana Poghosyan (2) mais pas la danseuse elle-même. C'est peut-être à cause de la reproduction en couleur du costume arménien traditionnel, son chapeau à plumes, et ses mouchoirs fascinants qu'elle agite haut dans chaque main, l'un rouge vif, l'autre bleu gris; Salomé se penche gracieusement sur le côté, évoquant l'attitude réservée de la danse solo
"Naz Bar" plutôt que les oscillations érotiques de la danse du ventre du Moyen-Orient.

Les descriptions sérieuses de la danse (Bar en arménien occidental) n'ont commencé qu'au 19ème et 20ème siècle avec les premières recherches des musicologues et des ethnologues dont le projet d'une véritable histoire de la danse arménienne s'est réalisé dans la danse éphémère elle-même: le balancement archaïque particulier du torse d'un villageois, l'ancienne gamme diatonique de la mélodie d'une danse montagnarde, la forme historique des vers des strophes des chants de danse.

Le prêtre arménien KOMITAS, pionnier de la musicologie a voyagé à travers les hauts plateaux arméniens entre 1890 et 1913, cataloguant et classant des centaines de chansons et de danses arméniennes qu'il inscrivit en neume (signe qui servait de notation musicale au début de l'ère chrétienne). Il publia de nombreux articles dans des journaux arméniens et européens, mais la plupart de ses cahiers de chants, y compris des centaines de chants et danses turcs et kurdes, furent perdus après 1915. Il avait été parmi les premiers intellectuels arméniens arrêtés et exilés lors des massacres d'Arméniens, et bien qu'étant retourné à Constantinople, il fut atteint d'une dépression nerveuse, et ses biens furent vendus et dispersés.

(extrait du livret "Shogaken Ensemble - Traditional dances of Armenia" edité par Traditional Crossroads Notes par Cynthia Rogers )
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(1) D'après Hripsmé Pikichian "Fight, Feast and Festival", dont le dernier chapitre "The wedding Tree" comporte la description de la danse de l'arbre du mariage de Alashkert (région de Daron, près de Mouch et Sassoun)

(2) Auteur d'un ouvrage intitulé "Costume"