Traquer la vérité

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Une interview de Carla Garapedian
Par Khatchig M.

Traduction Louise Kiffer

The Armenian Weekly, 2 décembre 2006

Le "L.A. Times" a décrit le travail de réalisation du film de Carla Garapedian comme celui de "traquer la vérité dans des lieux dangereux". Après avoir traqué la vérité dans différentes parties du monde, Carla Garapedian s'est retournée vers ses racines, et explore la dénégation continue du Génocide arménien par la Turquie et ses alliés dans le documentaire "Screamers" qui va sortir à Los Angeles le 8 décembre.

"Screamers" (hurleurs) raconte comment les grandes puissances du monde ont continuellement détourné la tête quand un génocide était commis, que ce fût dans l'Empire Ottoman, au Rwanda ou au Darfour. Ont participé avec Garapedian le groupe de rock System Of A Down qui ont vendu tant d'albums, le producteur Peter Mc Alevey qui a envoyé a puissant message à travers la musique du groupe et son militantisme. Sont aussi présentés dans le documentaire l'universitaire Samantha Power, l'accusatrice du FBI, Sibel Edmonds, et les survivants du Génocide.
Garapedian a reçu sa Maîtrise de Relations Internationales de la "School of Economics" de Londres. Après avoir travaillé comme correspondante pour NBC, elle a été nommée directrice et présentatrice à la BBC. Ses documentaires comprennent: "Lifting the veil" (lever le voile) "Children of the Secret State" (les enfants de l'Etat secret) "Iran Undercover" (l'Iran clandestin) et "My Friend the Mercenary" (Mon ami le mercenaire).

Je lui ai parlé au téléphone, de Watertown, Mass. le mercredi 29 novembre.

A.W.- Vous avez filmé différents documentaires sur des crimes contre l'humanité et des violations des Droits de l'Homme en Tchétchénie, en Corée du Nord, en Iran et en Afghanistan. Votre documentaire le plus récent "Screamers" traite du sujet du Génocide arménien. Pour la première fois, semble-t-il, vous voyagez dans le passé, et explorez la façon dont la destruction des Arméniens en 1915 reste aujourd'hui un sujet pressant. Racontez-nous ce voyage.
C.G. Oui, c'est manifestement la première fois que j'ai traité un sujet historique.
En fait, je ne voulais pas vraiment le faire au début, car il y a eu de très bons documentaires réalisés au sujet du Génocide arménien, et je ne savais pas comment j'allais y ajouter une valeur quelconque. En réalité, j'ai travaillé sur deux documentaires du célèbre cinéaste Michael Hagopian "Voices from the Lake" (Voix du Lac) et "Germany and the Secret Genocide" (L'Allemagne et le Génocide secret.)
Quand j'ai parlé au chanteur de SOAD, Serj Tankian, au début, il m'a dit que ce qui l'intéressait c'était la politique du déni, et faire un documentaire qui s'entrecroiserait avec le travail du groupe. Eventuellement, nous avons fait un film politique, et c'était là quelque chose qui m'était familier. A son tour, la BBC a été intéressée par la façon dont un fait qui a eu lieu dans l'histoire est devenu un sujet politique actuel. Il y avait l'intérêt que suscitait la tentative de la Turquie d'adhérer à l'UE, et dans ce contexte, le sujet du Génocide arménien a été soulevé en Turquie – par les sympathisants du romancier Orhan Pamuk – et en Europe. De même, SOAD était un phénomène intéressant pour la BBC, car le groupe avait des partisans dans le monde entier, et les jeunes étaient au courant du Génocide arménien, par ce groupe. Il y avait aussi le fait que le thème du Génocide était toujours en débat aux Etats Unis, et qu'il y avait eu ce scandale entourant  Dennis Hastert (l'ex-président de la Chambre des Représentants) [au sujet de son refus de mettre à l'ordre du jour la Résolution du Génocide].  Pour toutes ces raisons, la BBC m'a donné le feu vert initial pour faire le film, et j'ai eu la chance de l'avoir.
A.W.- La plupart de vos travaux précédents concernent aussi des crimes contre l'humanité et des violations des Droits de l'Homme. Est-ce que votre origine arménienne a joué un rôle de catalyseur en cela ?
C.G. – Ma famille s'est toujours impliquée dans les événements relatifs à la communauté, quand j'ai grandi ici à Los Angeles. Elle avait un sentiment très fort d'être des Arméniens en Amérique. De sorte que j'ai grandi avec le sentiment que notre génocide n'avait pas été reconnu, et cela m'a motivée à m'intéresser aux souffrances des autres peuples victimes de crimes de guerre, par exemple en Tchétchénie, ils n'ont pas été reconnus comme crimes de guerre. J'ai fait aussi un film sur la Corée du Nord ["Children of the Secret State"]  à une époque où l'Amérique essayait de taire le problème nucléaire en Corée du Nord et de ne pas parler des violations des Droits de l'Homme dans ce pays. En tant qu'Arménienne, ces problèmes résonnaient en moi; ces gens étaient des victimes, et leurs voix n'étaient pas entendues. Regardant en arrière, j'ai été motivée par un sens de l'injustice et cela m'a incitée à vouloir aider les autres peuples à exposer leur histoire.
A.W.- Parlez voir de la façon dont vous avez choisi le titre de votre nouveau documentaire.
C.G. – Samantha Power emploie le terme "screamers" dans son livre qui a reçu le Prix Pulitzer [A Problem from Hell: America and the Age of Genocide] (Un problème d'enfer, l'Amérique et l'ère du génocide)  lorsqu'elle se réfère aux gens qui crient quand se produit un génocide. De son côté, Serj m'a dit que lorsque son groupe a commencé à jouer, la majorité des responsables des labels se sont approchés de lui et lui ont dit: "Vous , les gars, vous avez vraiment du talent, mais si vous continuez à hurler et à rugir de cette façon, vous n'êtes pas près d'avoir un grand label". Serj le remercia pour son conseil, et continua de faire ce qu'il faisait. Plus tard, alors que je l'interviewais, Serj me dit qu'en politique aussi, nous devrions tous être des hurleurs. C'est ainsi qu' est né le titre du film.
A.W.- Quand je parle à des spécialistes du génocide, je leur demande souvent si l'on y pense sérieusement quand on dit: "Plus jamais ça !" Qu'en dites-vous ?
C.G. ? Nous ne voulons pas dire ça: "Plus jamais". Ce que j'essaie de faire est d'identifier cette hypocrisie, parce qu'en l'identifiant, nous pouvons avancer en disant: "OK, c'est vrai que nous ne voulons pas dire ça, et comment cela se reflète sur nous, et quel but voulons-nous atteindre dans notre politique étrangère ?" Peut-être notre politique est-elle toujours de non-intervention, peut-être est-elle toujours la façon dont nous percevons les intérêts de notre sécurité nationale. Et en ce qui concerne le génocide, ce qui se passe est que les dirigeants pensent que l'intervention n'en vaut pas la peine. Je pense qu'une partie de la réponse est la façon dont on définit la nature des intérêts nationaux.
Je pense que nos intérêts nationaux doivent être de mettre fin aux génocides dans le monde. Disons seulement qu'on ne définit pas l'intervention par la morale, ou ce qu'il faut faire de juste, mais par sécurité nationale, je pense qu'il est de notre sécurité nationale d'arrêter le génocide partout où cela se passe, car cela crée des poches de haine, de violence et de vengeance, et ça se retourne contre les auteurs. Comment pouvons-nous vivre en paix dans ce monde, quand nous laissons se produire la chose la plus horrible que la civilisation ait jamais connue ?
Je pense vraiment que le génocide est une idée, une croyance, et l'on peut changer les croyances. C'est comme l'esclavage. Autrefois, on pensait que l'esclavage était tout à fait juste, et aujourd'hui on en sait un peu plus. On pensait que c'était normal de faire travailler des enfants dans des mines, et on ne le pense plus aujourd'hui. S'il y a assez de gens qui sont indignés et moralement outragés par le génocide, ils feront aussi quelque chose à ce sujet-là.
Les gens s'impliquent quand on attire leur attention sur un point. Quand le tsunami est survenu en Indonésie, les gens ici, en Amérique, ont donné des millions de dollars pour aider les victimes, parfois sans même savoir où se trouvait cet endroit. Ils ont pensé: "Cela pourrait m'arriver à moi. Je pourrais être assis chez moi, et tout à coup cette grosse vague arrive et emporte toute ma famille".
A.W – La télévision et les médias ont joué un rôle dans cela, dans le fait que les gens aient pensé: "Il y a de vraies personnes, exactement comme nous." Et cela est vrai aussi dans le cas du génocide.
C.G.- Naturellement, dans le cas du Génocide arménien, il y eut de nombreux missionnaires et diplomates de différents pays du monde, c'est pourquoi  c'est très bien documenté. Ce qui rend le récit dur à raconter, c'est que nous avons des images fixes, mais pas d'images animées. Je suis certaine que les gens le ressentiraient différemment si nous avions le genre d'images que nous avons pour l'Holocauste. Oui, la télévision est décisive. L'un de mes amis, un photographe, qui est allé au Soudan, m'a raconté combien il était difficile de trouver les endroits où les atrocités avaient eu lieu, et quand on arrive dans les villages incendiés, les atrocités se sont déjà passées, de sorte qu'on voit les résultats, mais on ne voit pas le moment où c'est arrivé. Mais néanmoins, les images sont assez puissantes pour émouvoir les gens.
A.W – Parlons de votre expérience de travail avec SOAD.
C.G.- Quand je les ai vus jouer la première fois, sauter de tous côtés et hurler, j'ai été un peu intimidée. La première fois que j'ai entendu leur musique, j'ai pensé: "Oh, mon Dieu, comment vais-je pouvoir travailler avec eux ?" Je baissais le son quand ils criaient. Et quand j'ai entendu Serj chanter les belles parties mélodiques des chants, j'augmentais  le volume du son – il y a là un son arménien dans leur musique. Plus je les écoutais, plus je me disais: "Je peux faire quelque chose avec ça". Maintenant j'écoute leur musique et je ne sais plus ce que je pensais au début. Je ne la comprenais pas à ce moment-là. Plus je l'écoutais, plus je m'y habituais.
Oui, au début, j'étais intimidée. Puis je me suis inquiétée de ce qui se passe quand on est autour d'un groupe de rock. Est-ce que je vais être capable de prendre tous ces fans, toutes ces groupies ? Mais les SOAD sont charmants.
Des garçons arméniens, et moi une charmante Arménienne (elle rit), alors ils ont compris qu'ils devaient me traiter comme une parente. Ils ont essayé de m'aider, ils savaient que j'étais un peu intimidée par cette expérience d'être autour d'eux, alors ils essayaient de me "protéger".
Ce sont vraiment des gens charmants, et humbles, ils n'ont pas du tout été gâtés par le succès. Ce qui m'a le plus surprise à leur sujet a été qu'ils sont de purs musiciens. Ils ne sont pas du tout dans la publicité ou la vente de leur musique.
Ils sont complètement dans la musique, et essaient d'être les meilleurs musiciens possible, et c'est cela qui m'a surprise. Je croyais que les musiciens rock étaient de ces sortes de types fous, drogués, qui se fichent de tout et montent sur scène, pincent quelques cordes sur leur guitare, et puis plus rien.
Ceux-là ne sont pas comme ça du tout. Ce sont des musiciens sérieux. Ils mettent tout dans leur concert et s'épuisent totalement. Aussi ai-je été impressionnée pas cela. Travailler avec eux a été une expérience positive et je me sens transformée depuis. Je ne serai plus jamais critique envers des groupes ou des musiciens rock. Je ne dis pas qu'ils sont tous comme ceux-là, mais je me suis rendu compte que mon jugement était plutôt défavorable.
J'étais aussi critique envers la jeune génération. Je croyais qu'ils ne pensaient qu'aux choses matérielles – leurs habits, avoir les chaussures de tennis les plus chères, et s'ils allaient avoir les meilleurs emplois. Les fans que j'ai rencontrés étaient exactement le contraire. Ils se soucient vraiment de ce qui se passe dans le monde, et ils veulent faire la différence.
Je comprends même maintenant un peu ce que c'est que mener une rébellion. C'est quelque chose de tribal. Ils se réunissent et ils ont un sens de la communauté et ils se sentent comme s'ils se révoltaient.
A.W.- Quels sont vos plans pour le documentaire ?
C.G. La première présentation du documentaire aura lieu le 8 décembre dans la maison du groupe à Los Angeles. A partir de janvier, le film sera projeté à New York, Boston, Chicago et Washington. Nous espérons que tous les Arméniens le verront, et amèneront un ami de sorte que nous ayons une bonne participation nécessaire pour envoyer notre message. Ces dernières années, il y a eu davantage de spectateurs pour voir des documentaires, au théâtre et nous roulons sur cette vague. Regarder "Screamers" est aussi une sorte de divertissement. Les gens qui le regardent au théâtre vont sortir avec le sentiment d'avoir vu un film, et pas seulement un documentaire qu'on peut voir à la télé. La raison pour laquelle nous avons choisi de théâtraliser ce documentaire est d'attirer l'attention politique du public. Nous avons voulu faire ces projections pour que les médias les couvrent quand elles seront dans les théâtres.

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