Interview de Diamanda Galas

Par Khatchig Mouradian (khatchigm@hotmail.com) le 8 avril 2004.

L'écrivain belge Henri Michaux, le poète roumain Paul Celan, le réalisateur italien Pier Paolo Pasolini, le poète français Gérard de Nerval, le poète péruvien Cesar Vallejo, le poète arménien Siamanto, le poète syrien Adonis, le poète assyrien Dr.Freidoun Beit Oraham et Diamanda Galas armée d'une voix de 4 octaves se sont rassemblés dans " Defixiones, Will and Testament " (défixiones se réfère aux mots gravés sur les tombes mettant en garde contre la profanation des cadavres) un double album (http://www.mute.com) d'investigation des génocides arménien, assyrien et grec, perpétrés par les Turcs entre 1914 et 1923, et de fureur contre le déni continuel des Turcs de ces atrocités. La première sortie mondiale de Defixiones a eu lieu le 11 septembre 1999 à Ghent en Belgique, et depuis été distribué en Amérique du Sud, aux USA, en Europe et en Australie.

 

Galas est originaire de San Diego où elle a reçu une formation de musique classique et de chant lyrique. Elle a étudié la chimie biologique à l'USC, puis elle a continué ses études en Europe, avant de s'embarquer pour un voyage musical et activiste, qui lui a valu ses 'titres ' allant de " La sublime Diva des dépossédés " à la ridicule " fiancée du Diable ".

Beaucoup négligent sa voix, ses chants et ses déclarations publiques parfois outrageantes, souvent électrocutantes, mais il semble qu'elle s'en contrefiche. " Après tout, je fais ça pour moi-même" dit-elle, " ainsi je continue à mener une vie intéressante ". Le mot 'moi-même' ne doit probablement pas être pris au pied de la lettre. Le moi de Galas est étendu et comprend les malades, les opprimés, les exilés et les morts sans sépulture. Sa rage, loin d'être l'expression d'une âme en quête de sang et d'amertume, est un véritable refus des mensonges, des falsifications et des idées fausses qui nous entourent.


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Aztag : Votre travail des années 80 et 90 était principalement axé sur le Sida. Comment en êtes-vous venue à vous attaquer au problème du Génocide ?

Diamanda Galas : Mon père fait partie des Grecs pontiques d'Anatolie. Depuis ma plus tendre enfance, il m'a raconté comment les Turcs les avaient chassés hors de Turquie et comment ils avaient été obligés de s'enfuir. Il m'a montré les récits d'Elia Kazan. Il m'a raconté comment ils se sont enfuis et sont partis dans d'autres régions (par exemple Smyrne), et puis j'ai appris ce qui était arrivé à Smyrne. J'ai entendu ces récits pendant 35 ans. Je savais donc que j'avais un travail à faire à ce sujet ; et puis j'en ai appris davantage au sujet du génocide arménien, qui ressemblait tellement aux récits qu'il m'avait rapportés, et qui s'étaient passés à la même époque.
Plus tard j'ai commencé à étudier ces génocides, ainsi que le génocide assyrien, intensément. Je me suis rendue compte que tous les trois étaient connectés, même s'ils étaient différents. J'ai senti aussi qu'il était très important de discuter de ces trois cas et j'ai mis en route un programme de recherche intensive. C'est-à-dire aller dans les textes des poètes et des écrivains qui avaient été témoins du crime et l'avaient relaté (comme Siamanto). J'ai étudié également les oeuvres de Nikos Kazantsakis, Yannis Ritsos et plusieurs autres écrivains qui ont tant parlé de la domination turque.
Puis j'ai décidé de choisir certains poètes avec lesquels je voulais travailler musicalement. A ce stade, il me fallait étudier avec des comédiens. J'ai étudié par exemple avec Chaké Kadedjian, une actrice de New York. C'est une Arménienne du Liban qui récite Siamanto tous les ans. J'ai étudié avec elle comment réciter Siamanto. Comme vous le savez, dans l'album, elle récite et moi je chante. Pour le poème d'Adonis, j'ai étudié avec des acteurs égyptiens.
Cela nous a pris en tout cinq années.

Aztag : J'ai vu la bibliographie sur le site web http://www.diamandagalas.com . C'est une bonne place pour commencer, si quelqu'un s'intéresse à la recherche de ces événements..

Diamanda Galas : Vous savez, c'est vraiment le dixième de tout ; il y a tant de papiers, et je ne suis pas très organisée, j'ai des boîtes et des boîtes de papiers de recherches et d'imprimés. Ma maison est un cauchemar...

Aztag : Il est évident que vous n'êtes pas une artiste qui essaie de trouver des causes uniquement pour donner une plus grande dimension à son art... Vous êtes réellement dans ce sujet, n'est-ce pas ?

Diamanda Galas : Mon père a 87 ans maintenant ; quand j'étais petite il jouait le film de Kazan " America, America " et m'a raconté si longuement ces histoires qu'elles résonnent dans mon cerveau. Il y a un autre facteur aussi important ici. Aux Etats Unis, si vous êtes grec, et spécialement du Moyen Orient / d'Anatolie, vous êtes réellement invisible. Personne ne sait rien de votre culture..

Aztag : Il y a quelques années " Not Even my Name " de Thea Halo a attiré quelque intérêt envers les Grecs pontiques.

Diamanda Galas : C'est un bon livre du point de vue du génocide, mais même ce livre ne discute pas de l'incroyable culture qui existait dans cette région, et qui a été effacée, parce que les Turcs étaient jaloux de nous tous. Ils étaient jaloux des cultures arménienne, assyrienne et grecque. Nos cultures étaient si supérieures à la leur. Ils n'avaient rien. Ils ont volé leur Coran aux Arabes, l'art et tout le reste des Grecs et des Arméniens. Tout ce qu'ils avaient était volé de quelqu'un, quelque part. Et puis, tout ce qu'ils voulaient c'était l'argent, ils ne voulaient pas les peuples. Mais une fois qu'ils ont eu l'argent et les biens, ils ne savaient pas quoi en faire, et ces terres sont devenues des déserts. C'est une question d'invisibilité. Pour moi, qui suis de la deuxième génération, je déambule dans cet immense pays qui ne reconnaît pas ma culture, sauf quand ils voient des gens qui vendent des souflaki, et au mieux, ils savent que nous avons un grand écrivain, Socrate.

Aztag : Ou ils ont vu le film " Mariage à la grecque "

Diamanda Galas : Oui. Ce film est vraiment très amusant, mais c'est la seule chose que les gens connaissent - bien que je n'aie pas été élevée comme cela dans ma famille - On a là un concept de ce que représente la culture des Blancs, c'est-à-dire la culture du Sud, ou la culture de Los Angeles, ensuite il y a ce que les gens considèrent comme la culture noire, la culture hispanique, et ça s'arrête là. Tous les autres sont invisibles. Jusqu'au 11 septembre, la culture arabe était également invisible, mais maintenant elle est visible, sous son aspect négatif.
Je devais me produire aux Jeux Olympiques, mais ils n'ont pas voulu que je présente " Défixiones ". " Oh non, nous ne voulons pas de Defixiones, car les Turcs vont se fâcher ". J'étais si en colère que j'ai pensé : " Mon Dieu, où vais-je bien interpréter ça ? "

Aztag : Ce qui est paradoxal, c'est que vous avez eu aussi des difficultés à organiser un concert en Arménie.

Diamanda Galas : C'est le comble. Les villes où je désirais me produire avant toutes les autres. Je parie que nous allons nous produire à Istanbul avant tout autre endroit. Je ne l'appelle même jamais 'Istanbul', je dis " Constantinople ". Nous allons faire une tournée en Amérique pour la première fois cet automne ; j'ai un spectacle en Italie en juin à Serara… Je ne vais pas gagner ma vie avec Defixiones. Je gagnerai ma vie en faisant davantage de blues, car je ne pourrais pas assurer en faisant Defixiones, personne ne voudra payer pour ça.
La raison pour laquelle je le fais, c'est que je suis totalement en colère contre ce pays qui rend les Grecs invisibles. Je ne peux pas supporter de sortir avec un groupe de gens qui parlent de cette culture-ci, et de cette culture-là, et que ma culture soit invisible… Ils ont de ces généralisations, par exemple ils considèrent que tous les Chrétiens sont pareils… c'est totalement fou. Et puis il y a ce film stupide " La Passion..." c'est si ennuyeux, c'est un croisement entre le Tour de France et un mauvais menu de spaghettis à la Bolognaise, c'est ça. Il n'y a pas de directeur, il y a tous ces Italiens qui ont été engagés pour produire de beaux effets, exactement comme dans le film, les Juifs embauchent les Romains pour battre le Christ. Ce qu'il y a de bizarre dans ce film, c'est que chacun sait qu'en frappant deux fois quelqu'un avec un bâton on peut lui briser la colonne vertébrale. On n'a donc pas à le frapper cent fois, de sorte qu'il pourra continuer à marcher avec une croix. Les Grecs que je connais, s'ils se mettent à penser au Christ, ils vont penser à lui comme à celui de Kazantsaki...
En ce qui me concerne, si on s'interroge sur le Christ, c'était un homme. " La Passion..." est comme un film de Steven Spielberg, pourquoi est-ce que je m'intéresserais à quelqu'un de Malibu qui monte sur sa moto et écrit une pièce au sujet du Christ ? 'Ferme-la, tu ne sais pas de quoi tu parles'...
Les cultures copte, arménienne, grecque et assyrienne sont invisibles dans ce pays. Personne ne sait rien au sujet de ces cultures, de même que personne ne sait rien au sujet du film de Pasolini sur le Christ ('L'Evangile selon St Mathieu') En ce sens, c'est un pays où il est dur de vivre... Je ne travaille pas ici, je travaille en Europe, je travaille en Amérique du Sud, je travaille à Mexico, parce qu'on y respecte ma culture.
Le point de vue du New York Times ici, est le point de vue des Etats Unis, d'Israël et de la Turquie, voilà. La seule chose qui les intéresse, c'est Israël et les Palestiniens. Rien d'autre n'existe. Et la seule raison pour laquelle ils s'intéressent à la Palestine, c'est à cause des Israéliens et des Juifs qui vivent dans ce pays. Personne d'autre n'a de l'importance, et l'on se retrouve dans cette position très curieuse. Je reçois ces horribles combats dans mon salon, qui est devenu si dangereux pour moi… C'est parce que je n'aime pas voir ma culture châtrée et elle est châtrée actuellement par une poignée de politiciens ignorants.

Aztag : " Vous avez dit " Ma voix m' été donnée comme instrument d'inspiration pour mes amis et comme instrument de torture et de destruction pour mes ennemis ". Qui sont vos ennemis ?

Diamanda Galas : Mes ennemis sont les gens qui choisissent de rester ignorants car ils sont poltrons et ils aiment courir en bandes.

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Extrait de l'interview de Khatchig Mouradian paru dans Aztagdaily en avril 2004 - http://www.aztagdaily.com/

Traduction Louise Kiffer

Voir également la chronique publiée par Fabien le 6 septembre 2004 dans le site : http://www.liabilitywebzine.com

Le CD " La Serpenta Canta " est sorti récemment aux USA, mais il est disponible en France depuis décembre 2003, en même temps que le double album " Defixiones Will and Testament ".

Voir également les sites :
http://www.diamandagalas.com/
http://www.brainwashed.com/diamanda/