L’identité arménienne passé/ présent
(Intervention d’Aline Dedeyan, Conférence de Bruxelles, 30 avril 1999)

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Aujourd’hui la manière dont l’identité arménienne s’articule bien dans les communautés diasporiques qu’en Arménie joue, à mon avis, un rôle essentiel dans la problématique de notre peuple. Même si actuellement les efforts portent sur la reconstruction du pays et de la nation, cette dichotomie identitaire, les clivages et les différences qu’elle véhicule, sont causes de frictions,voire de ruptures intra-arméniennes.Si les ressortissants d’Arménie affichent une certaine indifférence à l’égard des identités et de la culture diasporiques,cette dernière a du mal à intégrer celles de l’Arménie.
A peine neuf ans. Le sort de la nation bascule subitement. Effondrement de l’empire soviétique aussitôt remplacé par un capitalisme anarchique sur fond de démocratie libérale, d’économie de marché, de privatisations, de concurrence, etc. Occupée à panser ses plaies - génocide, déportations, rideau de fer, goulags, puis pogroms de Soumgait et le tremblement de terre de 1988 - l’Arménie est à peine préparée à un tel choc. Quant à la diaspora, en fin de parcours d’intégration totale aux pays hôtes, elle émerge étoffée d’une deuxième, troisième, voire quatrième génération en quête de nouvelle identité réclamant haut et fort les droits politiques, économiques, sociaux et culturelsde la nation et reconnaissance mondiale du génocide.

Chamboulement radical des schémas arméniens et des statu quo du début et milieu du siècle suscitant dans chaque Arménien, d’où qu’il soit, de sérieuses interrogations sur le sens même de son arménité. Ayant jusque-là construite son identité sur une logique d’immigrés appartenant à un groupe minoritaire, la diaspora est soudain confrontée à une possibilité d’identité nationale, de citoyenneté à part entière dans le pays d’origine. Quant à l’Arménie, ayant reconquis ses libertés individuelles et collectives, se concentre sur la recherche de biens et de richesses souvent calquée sur des modèles occidentaux, priorité étant la fondation d’une société libérale et démocratique. Se profilent à l’horizon non seulement d’énormes défis politico-économiques, mais des mises en question sociales, individuelles, voire même identitaires et relationnelles. Désormais l’avenir de la nation ne peut s’inscrire que dans une perspective de resserrement de liens, de ponts jetés entre toutes les communautés, une cohésion nationale et la coopération. Ni l’Arménie ni la diaspora ne peuvent se passer l’une de l’autre. C’est le début d’une grande aventure. Il va falloir improviser et il y a urgence.

En 1991, lorsque pour la première fois la “République d’Arménie” figure sur les agendas de l’ONU et de ses institutions spécialisées, nous sursautons tous de joie. Difficile d’y croire et plus encore d’aborder une telle réalité avec toutes les impasses et difficultés qu’elle comporte. En premier lieu, le conflit du Nagorno Karabakh nécessitant une mobilisation militaire massive dans la région ainsi que des rapports sur le fil du rasoir avec la Turquie et l’Azerbaïdjan – par ailleurs peu ou pas développée avec le reste du monde - aggravés par les blocus économiques turco-azéris entravant le commerce et la libre circulation des biens Coup dur pour un pays ravagé à l’intérieur par l’insécurité, la corruption et la pauvreté, des déséquilibres sociaux, une situation politique et économique explosive aboutissant à l’exode massive et au dépeuplement démographique. L’Arménie navigue sur une pente glissante. Cependant, quels que soient les obstacles, il n’est permis de faillir à la refonte d’un Etat-nation, ni de laisser se creuser le fossé entre l’Arménie et le monde développé. Pour cela il faut aller vite, même très vite, faire en sorte que tous les problèmes disparaissent d’un coup de baguette magique! 

D’autant plus qu’aujourd’hui membre de la communauté internationale, l’Arménie est tenue de respecter et de remplir un grand nombre d’obligations internationales. Par exemple, informer les organes respectifs de l’ONU de l’application dans le pays des dispositifs des traités, pactes, conventions et autres instruments internationaux dont elle est signataire. Egalement participer aux réunions internationales, voter, parrainer et/ou présenter des résolutions, prendre des initiatives et des engagements, la crédibilité de son image revêtant d’une importance capitale. Soumise à de constantes appréciations, celle-ci doit plancher vers le haut en conformité avec les critères établis. Or, la communauté internationale exige du positif, de la fiabilité, un pays avec lequel on peut travailler, qui rassure et qui attire et non pas un qui pleurniche sur son passé et s’enlise dans des conflits internes. Précisément c’est en reflétant une image optimale que l’Arménie obtiendra une reconnaissance du génocide, voire même des réparations, démantelant, par ailleurs, la propagande et les thèses négationnistes turques et azéries. Il est donc urgent de renforcer les représentations officielles arméniennes en relevant leur niveau et en accordant une grande priorité à la formation d’experts en droit international, en politique, en diplomatie, en économie moderne et autres. Au tournant du XXIe siècle caractérisé par le progrès scientifique, l’explosion des savoirs et des connaissances, on invoque de plus en plus les principes universels des droits de l’homme, la primauté du droit, le droit humanitaire, la non-discrimination, etc. Dans la mesure où l’impunité cautionne des crimes comme le génocide et le nettoyage ethnique, elle est remise en question en même temps qu’un agenda et une “culture” pour la paix et un nouvel ordre mondial sont adoptés. Progressivement ces mécanismes de protection et de promotion des droits de l’homme pénètrent le processus de mondialisation, leur caractère irréversible et intransigeant s’accommodant de moins en moins des violations commises à leur insu comme la pratique de l’arbitraire et de l’injustice. 

Toutes les représentations d’un Etat – gouvernement, institutions, valeurs, rapports, modes de vie – étant les reflets identitaires du pays, leur adaptation aux impératifs de la modernité suscite des modifications et des re-définitions. Certaines sont même à réinventer. Par modernité j’entends l’ouverture au changement, la flexibilité, la confiance, la consultation au sens le plus large au lieu de l’entêtement, la fin de l’ostracisme ainsi que l’abandon des excès subjectifs et des préjugés. C’est une préoccupation importante pour un peuple ayant peu ou prou d’affinité avec l’histoire occidentale. Et aussi parce que dans une société en pleine réorganisation les règles du jeu sont aussi différentes que les scénarios de jeu.

Peut-on viser à une démocratie d’avant-garde? Pendant des siècles ballottée et dominée par des puissances étrangères et privée d’un Etat permanent en mesure d’écrire sa propre histoire, l’Arménie se trouve aujourd’hui devant une occasion unique de repartir à zéro. Elle peut construire du neuf en se servant des modèles des plus opérationnels sur le marché afin de réussir une synthèse entre le traditionnel et le moderne. D’autant plus qu’elle ne porte pas le poids de vieilles institutions exigeant des réformes constantes. Elle dispose donc des atouts pour bâtir une société encore plus progressiste et humaniste que celles du monde occidental. L’un des difficultés majeures étant une conception paralysante du monde, il conviendrait de lui substituer une dynamique d’action directe et ponctuelle. Rompre, par exemple, avec l’habitude de souligner sans cesse ce qui sépare la diaspora entre elle et avec l’Arménie, de critiquer et de se méfier de l’autre pour aboutir à l’inertie, aux polémiques, à la désorganisation, voire à la non-exécution des projets. Désormais surmonter ces divergences en laissant son compatriote exprimer librement son arménité. Au lieu de le juger et de lui coller une étiquette à cause de ses origines et de son parcours, l’apprécier à sa juste valeur, essayer defaire du chemin ensemble...

Comment réussir ce pari? Faire en sorte qu’une identité arménienne conservatrice ne soit pas un élément d’obstruction? A mon sens, c’est une des questions majeures qui se pose aujourd’hui! Si le respect des traditions arméniennes est un must, rien n’empêche de les revisiter pour les redéfinir en rapport avec le présent. Si notre culture unique a permis à la nation de résister et de renaître de ses cendres, aujourd’hui ce sont des luttes directes qui prévalent sur ces considérations. Ne pas céder dans les négociations bi ou multilatérales  sur l’indépendance   de Nagorno Karabakh ; réparer les dégâts causés par le conflit ; contrer la politique de plus en plus agressive turque par une diplomatie aussi pointue, des stratégies et des alliances nouvelles.

D’importance capitale de redresser l’économie et la monnaie du pays en stimulant la croissance et en modernisant les infrastructures pour attirer des capitaux privés. Tout d’abord il faut enrayer la corruption à tous les niveaux en la remplaçant par un rationnel démocratique basé sur l’honnêteté individuel et de outils de travail transparents. Egalement impératif de le doter les pays d’une justice indépendante et efficace, d’améliorer les services de santé, de formation et d’éducation, les équipements sociaux/ humanitaires et de relancer les médias et le tourisme pour mieux faire connaître l’actualité et l’histoire du pays. De tels problèmes ne peuvent pas être résolus sans un savoir professionnel, l’expertise et des compétences adéquates. Des idées avancées et une gestion éclairée remplaçant progressivement la pensée fataliste et statique véhiculée par les approches anciennes.

Pour la plupart d’entre nous, l’héritage de nos parents et grands-parents rescapés des massacres ottomans est des plus dramatiques. Pendant un temps être Arménien signifiait appartenir à un peuple maudit, persécuté, victime de tous les maux du monde. Il fallait se méfier, se tenir à l’écart, s’assimiler au plus vite à une culture “considérée comme supérieure à la nôtre” en faisant son mea culpa pour “se blanchir”de son arménité. Prouver qu’on était des gens bien, normaux, voire extraordinaires en mettant les bouchées doubles! Le mot d’ordre était“as asé” (en arménien ce qui est, est ne changera pas). Aux non-Arméniens intéressés par notre culture, on ne pouvait que donner des informations fragmentaires. Durant toute cette période poste-génocide part notre langue, église,danses, chants, et les fameux plats arméniens, on disposait de peu d’éléments significatifs pour se valoriser. Longtemps sacralisé, à mon sens cet héritage n’avait rien de réjouissant, ni d’édifiant. Plus angoissant que réconfortant, source de conflits avec soi-même et son entourage arménien ou pas, il favorisait l’introspection et l’égocentrisme. Comme on avait pas non plus les moyens de l’évacuer puisque sujet tabou – il valait mieux s’en défaire en se forgeant une nouvelle identité, recréant, en quelque sorte, arménité et sa différence.

De ce sombre héritage aujourd’hui il nous ne reste que la mémoire d’un destin tragique et d’un crime imprescriptible dont le procès entamé n’a pas encore les garanties d’aboutir en notre faveur. Tout en respectant les oeuvres des peintres, poètes et écrivains de cette période, les générations suivantes sont devenues les héritiers de rites, d’attitudes et de modes de vie pérennisés en contradiction totale avec des préoccupations actuelles. La délation entre compatriotes, par exemple, des rapports de pouvoir qui n’ont aucun sens, sexisme, antagonismes et rivalités à l’intérieur même d’une petite communauté ; dans certains cas l’arnaque comme mode d’emploi avec la manie de faire étalage de ses biens comme indice de supériorité. Toujours est-il que c’est le look qui doit primer sur les autres qualités! Tout ceci ne peut que freiner l’évolution des moeurs et l’occasion de nouer des rapports significatifs pour l’avenir de la nation. Ancrées dans l’identité arménienne, les retombées d’un si lourd passé méritent également une profonde réflexion.

Aline Dedeyan